Contre-Lumières

Le Contre-Lumières était un terme que certains commentateurs du XXe siècle ont utilisé pour décrire les multiples courants de pensée apparus à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle en opposition aux Lumières du XVIIIe siècle. Le terme est généralement associé à Isaiah Berlin, qui est souvent crédité de l’avoir inventé, bien qu’il y ait plusieurs utilisations antérieures du terme, y compris un par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, qui a écrit de Gegenaufklärung à la fin du 19ème siècle. La première utilisation connue du terme en anglais était en 1908, mais Berlin l’a peut-être réinventée. Berlin publie largement sur les Lumières et ses ennemis et fait beaucoup pour populariser le concept d’un mouvement de contre-éclaircissement qu’il qualifie de relativiste, anti-rationaliste, vitaliste et organique, et qu’il associe le plus étroitement au romantisme allemand.

Théoriciens
Idées communes
Malgré la diversité et les contradictions évidentes de contre-Lumières, Sternhell voit, à l’instar des Lumières, une tradition intellectuelle qui a la même consistance et la même logique:

« C’est contre cette nouvelle vision de l’homme, de l’histoire et de la société, contre les nouvelles théories du savoir que s’élèvent toutes les variantes de l’anti-Lumières ».

Refusant de raisonner la capacité et le droit de façonner la vie des hommes, les opposants aux Lumières partagent un projet social et politique basé sur le déterminisme socioculturel et «sur le culte de tout ce qui distingue et sépare les hommes: l’histoire, la culture, la langue (…) « . L’harmonie spirituelle qui caractérisait le monde médiéval ayant été détruite par la Renaissance, ou la Réforme selon les auteurs, cette disparition a engendré la fragmentation de l’existence humaine, et, par conséquent, la décadence moderne:

« [Ils regrettent] le temps où l’individu, dirigé jusqu’à son dernier soupir par la religion (…) n’existait que comme un rouage dans une machine infiniment complexe dont il ne connaissait pas le destin: ainsi, penché sur le sol sans poser de questions, il a rempli sa fonction au cours de la civilisation humaine [c’est pour eux] le jour où (…) l’homme est devenu individu possédant des droits naturels [qui] est né le mal moderne (…) et [leur] objectif reste la restauration de cette unité perdue.  »
– Sternhell, L’anti-Lumières

Mais ce n’est pas la «raison» comme un phénomène intemporel auquel s’opposent les contre-révolutionnaires, mais plutôt les fondements philosophiques repris par les théoriciens de la Révolution. Si, par exemple, Joseph de Maistre exalte les «préjugés» contre la «raison autonome» 9, il proclame aussi, dans la tradition paulinienne, la conciliation possible entre le raisonnement et la foi:

«Dès que vous séparez la foi de la raison, la révélation ne peut plus être prouvée, ne prouve rien: il faut donc toujours revenir à l’axiome bien connu de saint Paul:« Que la loi soit justifiée par la raison.  »

– Joseph de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon (où l’on traite de diverses questions de philosophie rationnelle)

Cette présupposition chrétienne se retrouve aussi dans la pensée de Louis de Bonald, qui n’oppose pas un obscurantisme religieux aux principes rationnels de la philosophie, mais cherche à concilier la «foi» du croyant avec sa «raison»:

« Nous voulons constamment nous ramener à la raison pure, c’est pour la seule raison que je m’adresse: nous rejetons l’autorité de la théologie et la certitude de la foi, je n’invoque que l’autorité de l’histoire et le témoignage de nos sens; la raison conduit aussi l’homme à la foi.
– Louis de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux

Johann Georg Hamann
Selon Isaiah Berlin, le philosophe mystique Johann Georg Hamann était au 18ème siècle « l’ennemi le plus cohérent, le plus extrême et le plus implacable des Lumières et, en particulier, toutes les formes de rationalisme de son temps ». Il est le premier grand auteur à s’opposer sans compromis à la philosophie des Lumières et à ce qu’il considère comme son «culte de la raison». Ses attaques sont plus inflexibles et plus nettes que celles des critiques postérieurs, et il apparaît comme le véritable fondateur d’une tradition anti-nationaliste polémique qui continue avec Johann Herder.

Selon Hamann, la révélation est la seule voie vers la véritable compréhension de l’existence. La prière, la méditation, la vie chrétienne et «l’esprit d’innocence» lui sont nécessaires pour maintenir la santé de l’âme. Il conçoit la nature comme un ensemble dans lequel, dans des lettres immenses et lumineuses, ceux qui savent lire peuvent lire toute l’histoire du monde et de l’homme. Toutes les choses ont un sens dans un grand script hiéroglyphique qui ne nécessite qu’une clé fournie par la seule parole de Dieu, pour révéler la nature, la destinée de l’homme et sa relation avec le monde et avec Dieu.

Hamann exercera une influence à la fois directe et indirecte sur la révolte romantique de Sturm und Drang, et sur la critique de l’universalisme et de la méthode scientifique telle qu’elle sera exprimée en Occident au cours du prochain siècle.

Johann Gottfried Herder
Le philosophe allemand Johann Gottfried Herder est parmi les premiers penseurs de la modernité alternative des anti-Lumières. En 1774, il rédigea une brochure intitulée Autre philosophie de l’histoire dans laquelle il défendait un «modernisme communautaire, historiciste, nationaliste, une modernité pour laquelle l’individu est déterminé et limité par ses origines ethniques, par l’histoire, par sa langue et par sa culture « , contre la vision de la modernité rationaliste portée par Voltaire, Montesquieu ou Rousseau, ce » porteur de valeurs universelles, de la grandeur et de l’autonomie de l’individu, maître de son destin « .

Pour Herder, l’homme est ce que ses ancêtres ont fait, le « glebe » (Erdscholle) où ils sont enterrés et où il est venu lui-même dans le monde. La politique, comme extérieure à l’homme, ne forme pas et c’est la culture qui en constitue l’essence.

Edmund Burke
Pour Edmund Burke, l’essence de l’Illumination est d’accepter pour un et un seul verdict celui de la raison. Il devient alors le seul critère de légitimité pour toutes les institutions humaines, oubliant à la fois l’histoire, la tradition, les coutumes ou l’expérience. Refusant de raisonner le pouvoir de questionner l’ordre existant, il ajoute que, de toute façon, la capacité d’une société à assurer à ses membres une vie décente ne peut trouver satisfaction aux yeux des Lumières et fonder la légitimité de leur société. Une vie décente ne leur suffit pas, ils réclament le bonheur, c’est-à-dire l’utopie.

En d’autres termes, dans la pensée burkinabè, tout ce qui existe a été consacré par l’expérience et la sagesse collective, et a une raison d’être qui peut ne pas être claire pour chaque individu, mais qui est le fruit de la volonté divine, naturellement omniprésente dans l’histoire. Une entreprise ne peut donc exister que par respect pour l’Église et ses élites, les Lumières veulent la remplacer par une nouvelle élite au service de leurs propres idées.

Joseph de Maistre
Pour Joseph de Maistre, le grand combat du xix e siècle s’oppose au «philosopher» et au «christianisme»:

« La génération actuelle est témoin de l’un des plus grands spectacles qui ait jamais occupé l’être humain: c’est le combat excessif du christianisme et du philosophisme »
– Écrits sur la Révolution, Paris, Quadrige / PUF, 1989, «Considérations sur la France» (1797), p. 137

Compte tenu de la croyance en la preuve naturelle du droit des hommes à la liberté, il a déclaré que l’esclavage « société d’ancrage » a été dans l’antiquité, d’une approbation morale universelle. Confronté à l’idée de la souveraineté du peuple, il a noté que même dans la démocratie, le pouvoir appartient encore au petit nombre.

Dans le rêve d’une paix perpétuelle, il rappelle que «la terre entière est [toujours] trempée de sang» et l’horreur de la guerre lui semble une preuve de sa divinité: il tient le bourreau pour sacré et nie toute bonne résistance à autorité politique. Affirmant le besoin d’intolérance, il a fait l’éloge de l’Inquisition, il présente comme une institution « bonne et douce ». Il refuse aussi l’idée d’un homme universel et déraciné, mais croit en la particularité de chaque peuple et de chaque nation:

Il n’y a pas d’homme au monde, j’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, je sais, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan, mais quant à l’homme, je déclare qu’il ne l’a pas rencontré dans ma vie. la vie, si elle existe c’est bien à mon insu.  »
– Ecrits sur la Révolution, Paris, Quadrige / PUF, 1989, « Considérations sur la France » (1797)

Si la philosophie du « rationnel » du 18ème siècle est condamnée sans appel par Joseph de Maistre, elle ne désigne pas sous le terme « Lumières ». La condamnation concerne en fait un état d’esprit qui a détourné la philosophie de la religion, et non un courant de pensée dont la cohérence doctrinale est le fruit des constructions intellectuelles des Lumières:

« Ce que je veux surtout à ces Français qui ont abandonné, oublié, indigné même le Chrétien Platon né parmi eux (…) de donner le sceptre de la philosophie rationnelle à ce travail d’idole de leurs mains, ce faux dieu du 18ème siècle, qui ne sait rien, qui ne dit rien, qui ne sait rien, et ils ont élevé le piédestal devant la face du Seigneur, à la force de quelques fanatiques encore plus mauvais philosophes.
– Écrits sur la Révolution, Paris, Quadrige / PUF, 1989, «Considérations sur la France» (1797), p. 365-366

Héritage

Dans les totalitarismes du XXe siècle (Isaiah Berlin)
L’historien des idées Isaiah Berlin est le premier à produire une étude importante sur les auteurs contre-révolutionnaires romantiques. Dans un contexte politique marqué par la guerre froide, où l’attention se concentre sur les liens entre la pensée marxiste et le régime stalinien, le projet intellectuel de Berlin consiste à rechercher dans l’opposition aux Lumières les signes avant-coureurs des doctrines. totalitaire du XXe siècle, ainsi que des mises en garde contre les paradoxes des régimes capitalistes-démocrates qui utilisent des valeurs universelles prônées par les Lumières pour homogénéiser les mentalités. Libéral et anticommuniste, Berlin lui-même dénonce une partie de la pensée des Lumières, notamment la liberté «positive» de Rousseau 1, qu’il accuse d’avoir trahi la cause qu’il défendait et d’être «l’une des plus sinistres et des plus affreuses des libertés».

Isaiah Berlin définit d’abord les philosophes des Lumières, malgré leurs différences doctrinales, par un mouvement qui croit qu’il est possible de construire un système cohérent de lois et d’objectifs universels communs à toute l’humanité, susceptibles de remplacer les dogmes, les superstitions et les préjugés par ceux qui ont gouverné les individus:

«Les penseurs des Lumières n’étaient certainement pas d’accord sur la nature de ces lois, sur la manière de les découvrir, ou qui serait le mieux qualifié pour les exposer, mais que ces lois étaient très réelles et connaissables avec certitude, ou du moins de façon probable, ne faisait aucun doute pour personne, c’était le dogme central de toute la philosophie des Lumières.

Berlin construit ensuite sa réflexion sur le «contre-Lumières» et retrace la diversité des attaques contre le rationalisme, mobilisant des penseurs comme Giambattista Vico, pour sa théorie du développement cyclique des civilisations, Johann Hamann, pour ses excuses de la foi contre la raison ou Johann von Herder, pour ses remarques sur la singularité des existences. Malgré l’hétérogénéité du refus des théories des Lumières, ces auteurs rejettent tous les principes universels et l’accessibilité pour tous les individus aux lois de la raison 16. Les doctrines du «contre-Lumières», selon Berlin, peuvent «prendre un conservateur ou libéral, réactionnaire ou révolutionnaire, selon l’ordre des réalités auxquelles ils s’attaquaient. »Pour lui, l’une des préfigurations des doctrines fascistes est particulièrement marquée par les idées du philosophe Joseph de Maistre. Il croit que les « théories sombres » de Maistre inspireraient le mouvement monarchiste, puis le mouvement nationaliste, et « finalement, ils s’incarneraient, sous leur forme la plus violente et pathologique, dans ces théories fascistes et totalitaires du XXe siècle »:

« Maistre pensait que les hommes étaient de mauvais animaux par nature, enclins à l’autodestruction, pleins d’impulsions contradictoires (…) et le seul moyen d’assurer leur survie et leur salut est de les soumettre à un contrôle constant et à une discipline rigoureuse. …) Raisonnement, analyse, critique, ébranlent les fondements de la société et en détruisent la substance (…) La source de l’autorité doit être absolue, et si terrifiante, que la moindre tentative pour l’interroger entraîne immédiatement des sanctions redoutables. alors les hommes apprendront à obéir. (…) Le pouvoir suprême, et spécialement l’Église, ne doit jamais chercher à s’expliquer ou à se justifier en termes rationnels: car ce qu’un homme peut démontrer, un autre peut le réfuter.

Reprenant, sans le nommer, le concept de Carl Schmitt selon lequel la «politique» est caractérisée par la distinction entre «ami» et «ennemi», Isaïe Berlin insiste sur le fait que la pensée Maistriste combattait et désignait un «Ennemi». voit une relation entre celui-ci et le fascisme:

« [Les maîtres nommés des hommes] doivent remplir le devoir qui leur est confié par leur créateur (qui a fait de la nature un ordre hiérarchique) par l’imposition impitoyable des règles … et une extermination tout aussi impitoyable de l’ennemi. Tous ceux qui jettent de la poudre aux yeux des gens ou cherchent à renverser l’ordre établi. (…) Il rassemble, pour la première fois et avec précision, la liste des ennemis du grand mouvement contre-révolutionnaire qui a culminé dans le fascisme.  »

Darrin MacMahon a adressé un certain nombre de critiques des textes de « contre-éclaircissement » d’Isaiah Berlin. Selon lui, il serait ridicule de penser en pensée contre les préfigurations théocratiques révolutionnaires désastreuses de la modernité, en parlant à un écrivain de ce qu’il ne disait pas et en y apportant des problèmes qui n’étaient pas les siens.

Dans le néoconservatisme (Z. Sternhell)
Dans son livre Les anti-Lumières, l’historien des idées Zeev Sternhell estime que les oppositions doctrinales depuis la fin du XVIIIe siècle sont fondées sur la confrontation entre les héritiers des Lumières, progressistes et universalistes; et ceux des anti-Lumières, des conservateurs, des néoconservateurs et des réactionnaires:

« Si la modernité éclairée est celle du libéralisme qui conduit à la démocratie, l’autre modernité (…) prend dans la rue les contours de la droite révolutionnaire, nationaliste communautaire (…), ennemie jurée des valeurs universelles ».

Après la première génération de penseurs contre-Lumières incarnée par Johann Gottfried Herder et Edmund Burke, une nouvelle vague apparaît tout au long du xix e siècle en Angleterre et en France, et se développe face à la démocratisation de la vie politique et aux événements politiques de l’époque. peuples ou la Commune de Paris. Portés par Thomas Carlyle, Ernest Renan ou Hippolyte Tainethis théorisent la longue chute d’une communauté de civilisation occidentale imprégnée de la crainte de Dieu, victime de la décadence démocratique et de l’emprise du matérialisme. Pour Sternhell, ces larges lignes idéologiques scelleront la critique de la modernité rationaliste pendant un siècle et demi. Leur solution est de déraciner l’idée de l’omnipotence de l’individu, de reconstituer les communautés organiques et de mettre fin au suffrage universel et à l’égalité 1.

Au début du XXe siècle, lorsque la démocratisation de la vie politique et de l’enseignement obligatoire devient une réalité pour une nouvelle génération, la troisième vague apparaît avant «laver l’Europe Entre deux guerres» et «préparer le désastre européen qui va suivre». Les enquêtes sur la décadence civilisationnelle, l’horreur de la culture de masse et de la démocratie et le culte de «l’âme populaire» reprenaient souvent, au moins en partie, les conclusions et les hypothèses de Burke’s Herder ou même de Renan 1.

Cette confrontation n’est pas une nature manichéenne, ou une simple extension artificielle de la querelle des Anciens et des Modernes. Sternhell cherche plutôt à démontrer qu’il existait, et existe encore, deux manières antagonistes de concevoir la modernité: celle qui utilise comme argument, selon le temps, la recherche du bonheur individuel, la liberté, la promesse du progrès, la laïcisation des esprits, etc. . et un autre qui défend les valeurs civilisationnelles, les particularismes ou les communautés.

Mouvement Contre-Lumières vs penseurs des Lumières
Bien que le terme «Contre-Lumières» ait été utilisé en anglais (en passant) par William Barrett dans un article de 1949 (Art, Aristocratie et Raison) dans Partisan Review, c’est Isaiah Berlin qui a établi sa place dans l’histoire de idées Il a employé le terme pour se rapporter à un mouvement qui a surgi principalement dans l’Allemagne de la fin du 18ème et du début du 19ème siècle contre le rationalisme, l’universalisme et l’empirisme communément associés aux Lumières. L’essai largement lu de Berlin « The Counter-Enlightenment » a été publié la première fois en 1973, et plus tard réimprimé dans une collection populaire de ses essais, contre le courant, en 1981. Le terme a eu la devise large depuis.

Berlin affirme que, alors qu’il y avait des ennemis des Lumières en dehors de l’Allemagne (par exemple Joseph de Maistre) et avant les années 1770 (par exemple Giambattista Vico), la pensée de Contre-Lumières ne décolla pas vraiment avant que les Allemands ne se rebellent contre la main morte. de la France dans les domaines de la culture, de l’art et de la philosophie, et s’est vengé en lançant la grande contre-attaque contre les Lumières. Cette réaction a été menée par le philosophe de Königsberg, JG Hamann, «l’ennemi le plus passionné, le plus cohérent, le plus extrême et le plus implacable des Lumières», selon Berlin. Cette réaction allemande à l’universalisme impérialiste des Lumières et de la Révolution française, qui leur avait été imposée d’abord par le francophile Frédéric II de Prusse, puis par les armées de la France révolutionnaire et finalement par Napoléon, fut cruciale pour le changement de conscience historique qui a eu lieu en Europe à cette époque, conduisant finalement au romantisme. Selon Berlin, la conséquence surprenante et involontaire de cette révolte contre les Lumières a été le pluralisme, qui doit plus aux ennemis des Lumières qu’à ses partisans, dont certains étaient des monistes, dont la progéniture politique, intellectuelle et idéologique a été la terreur et totalitarisme.

Dans son livre Enemies of the Enlightenment (2001), l’historien Darrin McMahon étend le Contre-Lumières à la France pré-révolutionnaire et au niveau de «Grub Street», marquant ainsi une avancée majeure dans la vision intellectuelle et germanocentrique de Berlin. McMahon se concentre sur les premiers ennemis des Lumières en France, mettant au jour une littérature de «Grub Street» oubliée depuis la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, visant les philosophes. Il plonge dans le monde obscur et parfois inconvenant du «contre-éclaircissement faible» qui a attaqué les encyclopédistes et mené une bataille souvent sale pour empêcher la diffusion des idées des Lumières dans la seconde moitié du siècle. Un grand nombre de ces premiers adversaires des Lumières l’ont attaqué pour avoir sapé la religion et l’ordre social et politique. Ceci devint plus tard un thème majeur de la critique conservatrice des Lumières après que la Révolution française ait semblé justifier les avertissements des anti-philosophes dans les décennies précédant 1789.

Graeme Garrard, professeur à l’Université de Cardiff, suggère que l’historien William R. Everdell a été le premier à situer Rousseau comme le «fondateur du contre-éveil» dans son livre de 1987, Apologetics chrétien en France, 1730-1790: The Roots of Romantic Religion dans sa dissertation de 1971. Dans son article paru en 1996 dans l’American Political Science Review (volume 90, no 2), Arthur M. Melzer corrobore le point de vue d’Everdell en plaçant l’origine de la contre-Siècle dans les écrits religieux de Jean-Jacques Rousseau. l’homme qui a tiré le premier coup de feu dans la guerre entre les Lumières et ses ennemis. Graeme Garrard suit Melzer dans son « Contre-Lumières de Rousseau » (2003). Cela contredit la représentation berlinoise de Rousseau en tant que philosophe (quoique erratique) qui partageait les croyances fondamentales de ses contemporains des Lumières. Aussi, comme McMahon, il retrace le début de la pensée de Contre-Lumières en France et avant le mouvement allemand Sturm und Drang des années 1770. Le livre de Garrard Counter-Enlightenments (2006) élargit encore le terme, arguant contre Berlin qu’il n’y avait pas de «mouvement» unique appelé «Contre-Lumières». Au contraire, il y a eu de nombreux contre-éclaircissements, du milieu du XVIIIe siècle aux critiques des Lumières du XXe siècle parmi les théoriciens critiques, les postmodernistes et les féministes. Les Lumières ont des ennemis sur tous les points de la boussole idéologique, de l’extrême gauche à l’extrême droite, et tous les points intermédiaires. Chacun des ennemis des Lumières l’a dépeint comme ils l’ont vu ou voulu que d’autres le voient, résultant en une vaste gamme de portraits, dont beaucoup sont non seulement différents mais incompatibles.

Cet argument a été poussé un peu plus loin par certains, à l’instar de l’historien intellectuel James Schmidt, qui remettait en cause l’idée du «Siècle des Lumières» et donc de l’existence d’un mouvement qui s’y opposait. Comme notre conception du «siècle des Lumières» est devenue plus complexe et plus difficile à maintenir, l’idée du «contre-éveil» en est une autre. Les progrès de l’érudition des Lumières au cours du dernier quart de siècle ont remis en question la vision stéréotypée du XVIIIe siècle comme un «âge de la raison», conduisant Schmidt à spéculer sur le fait que les Lumières ne seraient pas une création de ses ennemis. rond. Le fait que le terme «Lumières» ait été utilisé pour la première fois en anglais en 1894 pour désigner une période historique étaye l’argument selon lequel il s’agissait d’une construction tardive projetée au XVIIIe siècle.

Contre-Lumières et Contre-Révolution
Bien que des doutes sérieux aient été soulevés sur les Lumières avant les années 1790 (par exemple dans les œuvres de Jean-Jacques Rousseau en France et de JG Hamann en Allemagne notamment), le règne de la terreur durant la Révolution française provoqua une réaction majeure contre les Lumières. Beaucoup d’auteurs ont blâmé pour avoir sapé les croyances traditionnelles qui soutenaient l’Ancien Régime, fomentant ainsi la révolution. Des écrits contre-révolutionnaires comme Edmund Burke, Joseph de Maistre et Augustin Barruel affirmaient tous un lien étroit entre les Lumières et la Révolution, comme beaucoup de leaders révolutionnaires eux-mêmes, de sorte que les Lumières furent de plus en plus discréditées lorsque la Révolution devenait de plus en plus sanglante . C’est pourquoi la Révolution française et ses conséquences ont également été une phase majeure dans le développement de la pensée de Contre-Lumières. Par exemple, alors que les Réflexions sur la Révolution en France (1790) d’Edmund Burke ne contiennent aucun compte rendu systématique du lien entre les Lumières et la Révolution, les références hostiles aux révolutionnaires français en tant que philosophes purement politisés sont fortement pimentées. Barruel argumente dans Mémoires illustrant l’histoire du jacobinisme (1797) – un des livres les plus lus de son époque – que la Révolution était la conséquence d’une conspiration de philosophes et de francs-maçons. Dans Considérations sur la France (1797), Maistre interprète la Révolution comme une punition divine pour les péchés des Lumières.

Révolte romantique contre le XVIIIe siècle
De nombreux écrivains romantiques comme Chateaubriand, Novalis et Samuel Taylor Coleridge ont hérité de cette antipathie contre-révolutionnaire envers les philosophes. Tous les trois ont directement blâmé les philosophes en France et l’Aufklärer en Allemagne pour dévaluer la beauté, l’esprit et l’histoire en faveur d’une vision de l’homme comme une machine sans âme et une vision de l’univers comme un vide désenchanté et désenchanté manquant de richesse et de beauté. Le caractère prétendument antireligieux des Lumières était particulièrement préoccupant pour les premiers écrivains romantiques car les philosophes et Aufklarer étaient généralement des déistes, opposés à la religion révélée. Certains historiens prétendent néanmoins que cette vision des Lumières en tant qu’âge hostile à la religion est un terrain d’entente entre ces écrivains romantiques et beaucoup de leurs prédécesseurs conservateurs contre-révolutionnaires. Chateaubriand, Novalis et Coleridge, cependant, sont des exceptions ici: peu d’écrivains romantiques avaient beaucoup à dire pour ou contre les Lumières et le terme lui-même n’existait pas à l’époque. Pour la plupart, ils l’ont ignoré.

Le philosophe Jacques Barzun affirme que le romantisme a ses racines dans les Lumières. Ce n’était pas anti-rationnel, mais plutôt la rationalité équilibrée contre les revendications concurrentes de l’intuition et le sens de la justice. Cette vue est exprimée dans le Somme de la raison de Goya (à gauche), dans lequel le hibou cauchemardesque offre au critique social assoupi de Los Caprichos un morceau de craie de dessin. Même le critique rationnel est inspiré par un contenu de rêve irrationnel sous le regard du lynx aux yeux perçants. Marshall Brown reprend à peu près le même argument que Barzun dans Romanticism and Enlightenment, remettant en question la dure opposition entre ces deux périodes.

Au milieu du XIXe siècle, le souvenir de la Révolution française s’estompait et le romantisme avait plus ou moins suivi son cours. Dans cet âge optimiste de la science et de l’industrie, il y avait peu de critiques des Lumières, et peu de défenseurs explicites. Friedrich Nietzsche est une exception notable et très influente. Après une première défense des Lumières dans sa soi-disant «période intermédiaire» (fin des années 1870 au début des années 1880), Nietzsche se tourna avec véhémence contre lui.

Totalitarisme éclairé
Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les «Lumières» sont réapparues en tant que concept organisateur clé de la pensée sociale et politique et de l’histoire des idées. Il y a eu une nouvelle littérature sur le contre-éveil qui blâmait la confiance du 18ème siècle dans la raison du totalitarisme du 20ème siècle. Le locus classicus de ce point de vue est Dialectic of Enlightenment de Max Horkheimer et Theodor Adorno (1947), qui retrace la dégénérescence du concept général de l’illumination de la Grèce antique (incarnée par le rusé héros «bourgeois» Odysseus) au fascisme du XXe siècle. (Ils en disent peu sur le communisme soviétique, le qualifiant de totalitarisme régressif qui « s’accrochait trop désespérément à l’héritage de la philosophie bourgeoise »).

Les auteurs considèrent l’illumination comme leur cible, y compris sa forme du XVIIIe siècle – que nous appelons maintenant «Les Lumières». Ils prétendent qu’il est incarné par le marquis de Sade. Cependant, au moins un philosophe a rejeté l’affirmation d’Adorno et Horkheimer selon laquelle le scepticisme moral de Sade est réellement cohérent, ou qu’il reflète la pensée des Lumières.

Beaucoup d’écrivains postmodernes et certaines féministes (par exemple Jane Flax) ont avancé des arguments similaires, voyant la conception des Lumières de la raison comme totalitaire, et comme n’étant pas assez éclairée depuis, pour Adorno et Horkheimer, bien qu’elle bannisse le mythe. mythe, celui de l’individualisme et de l’égalité formelle (ou mythique) sous la raison instrumentale.

Michel Foucault, par exemple, a soutenu que les attitudes envers les «insensés» à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle montrent que les notions soi-disant éclairées de traitement humain n’étaient pas universellement respectées, mais plutôt que l’âge de la raison devait construire une image. de « déraison » contre lequel prendre une position opposée. Berlin lui-même, bien qu’il ne soit pas postmoderniste, affirme que l’héritage des Lumières au XXe siècle a été le monisme (ce qu’il prétend favoriser l’autoritarisme politique), alors que l’héritage du contre-éclaircissement a été le pluralisme (quelque chose qu’il associe au libéralisme). Ce sont deux des «inversions étranges» de l’histoire intellectuelle moderne.

La « perversion de la raison » des Lumières
Ce qui semble unir tous les critiques disparates des Lumières (des opposants religieux du XVIIIe siècle, contre-révolutionnaires et romantiques aux conservateurs du XXe siècle, féministes, théoriciens critiques et écologistes) est un rejet de ce qu’ils considèrent comme la perversion de la raison des Lumières. : les conceptions déformées de la raison du genre associent chacune aux Lumières en faveur d’une vision plus restreinte de la nature, de la portée et des limites de la rationalité humaine.

Cependant, très peu d’ennemis des Lumières ont abandonné entièrement la raison. La bataille a porté sur la portée, le sens et l’application de la raison, pas sur le fait qu’elle soit bonne ou mauvaise, désirable ou indésirable, essentielle ou inessentielle en soi. Le conflit entre les Lumières et le Contre-Lumières n’est pas un conflit entre amis et ennemis de la raison, pas plus qu’il ne l’est entre amis et ennemis de la notion d’illumination.

Bien que des objections aient toujours été soulevées contre ce que les opposants considèrent comme la vision typique de la raison des Lumières (sur tous les points du spectre idéologique, gauche, droite et centre), cela n’a presque jamais été généralisé à la raison. -Les penseurs des Lumières. Certains affirment que les Lumières ont gonflé le pouvoir et la portée de la raison, tandis que d’autres affirment qu’elle l’a rétrécie.